Bande dessinée et pornographie : la vérité de Melinda Gebbie

Attention : pour public averti (voir titre)

Grand dessinateur de Batman : Year One, David Mazzucchelli refit un jour l’histoire des justiciers masqués en déclarant ceci à propos du Dark Knight : « En premier lieu, il faut se souvenir que les comics de super-héros furent inventés pour les enfants – des garçons, en fait. (…) Quand Bruce Wayne n’était qu’un gosse, sa vie gâtée, idyllique, fut réduite en miettes. Depuis lors, il s’efforce de recoller les morceaux. Il est parfaitement logique que son meilleur ami soit âgé de douze ans, puisque Batman est un petit garçon piégé dans un corps d’homme. S’il y a un panneau « NO GIRLS ALLOWED » (« on n’accepte pas les filles ici ») dans leur cabane/Batcave, c’est parce que les filles, c’est dégueu. Voilà pourquoi Catwoman est dangereuse – elle représente une maturité pour laquelle les garçons ne sont pas encore prêts. » (Voir ici pour l’article d’origine)

Plus que toute autre forme d’art, le comic book de super-héros est avant tout affaire de genre : produit des mains de l’homme, à destination d’un public masculin, le medium s’occupe en effet, dans son coeur de cible, d’organiser entre filles et garçons des frontières extrêmement fixes. Et s’il y eut quelques tentatives d’ouverture (William Moulton Marston avec sa Wonder Woman), elles furent nombreuses, ces héroïnes militantes, à se casser les dents, leurs discours féministes étant récupérés au service d’une valorisation exagérée des courbes de leur corps.

Birds of Prey scénarisé par Gail Simone

Birds of Prey scénarisé par Gail Simone

Ainsi le super-héros est-il devenu une affaire d’hommes, peu d’artistes féminines s’étant portées volontaires pour reprendre le flambeau. D’ailleurs, un dossier à leur sujet, si peu conséquent soit-il, aurait bien des choses à nous révéler sur le territoire des justiciers. En témoigne par exemple Gail Simone qui distilla dans les comics un girl power caractéristique en confrontant au public masculin des modèles de femmes fortes, type Catwoman, Birds of Prey ou Batgirl. Idem pour Pia Guerra qui, en compagnie du scénariste Brian K. Vaughan, décida carrément dans Y : the Last Man de tuer tous les hommes de la planète. Et puisque les filles étaient exclues des Batcave, il fallait bien qu’elles puissent se venger en reprenant le fier flambeau de leurs ancêtres amazones.

Y : the Last Man

Y : the Last Man

Certaines, à l’inverse, ont choisi d’autres territoires que celui de l’aventure et des combats en collants. C’est le cas de Melinda Gebbie, qui lui préfère érotisme et pornographie.

Lost-Girls

Se dédiant essentiellement à des aventures féminines, l’illustratrice se construit depuis 1977 un réseau sporadique d’oeuvres qui, un peu comme pour James Jean, parlent beaucoup des fleurs, mais dans un registre de métaphores un peu plus explicite.

Du fait de son alliance avec Alan Moore, Melinda Gebbie est, peut-être un peu malgré elle, associée plus ou moins au genre superhéroïque. Pourtant, tel n’est pas vraiment son sujet de prédilection puisque la dessinatrice est surtout connue pour la bande dessinée qu’elle a réalisée avec son scénariste de mari, Lost Girls, qui s’occupe de réadapter à la sauce pornographique les aventures de trois héroïnes de littérature enfantine : l’Alice du pays des merveilles, la Dorothy du Magicien d’Oz et Wendy, jeune alliée de Peter Pan. A la veille de la première guerre mondiale, toutes trois, séjournant dans un même hôtel, se rencontrent et décident de partager leurs expériences passées et présentes.

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Rien à voir avec les super-héros, donc, si ce n’est ce scénariste, Alan Moore, qui empêche de complètement considérer Lost Girls indépendamment de ce genre. Car évidemment, le pitch de cette histoire fait immédiatement penser aux procédés à l’usage dans La Ligue des Gentlemen Extraordinaires, dont les récits préfigurent quand même un peu les intrigues des super-héros d’ABC Comics. Du coup, quelles différence entre cette ligue et notre équipe de filles errantes qui, pendant que les hommes sont partis à la guerre, battent entre elles les cartes d’un nouveau jeu? Et si Melinda Gebbie fut virée, en tant que femme, du territoire superhéroïque, on verra pourtant que son parcours a bien quelque chose à nous dire dessus. Comme si la marginalité de son trait aidait à mieux saisir les contours de cet objet où elle n’a pas sa place. Comme si, au final, se perdre avec les filles permettait de mieux comprendre le jeu des garçons.

Car, il faut bien le dire, Melinda Gebbie se met ici au service des individus en marge des normes sociales. En s’inscrivant dans le récit pornographique, elle retrace en effet l’histoire iconographique du genre le plus décrié de tous. C’est ainsi que, originaire de San Fransisco, l’artiste déclare dans une interview s’être inspirée du subversif Robert Crumb, également habitant de cette ville, qui fut l’un des premiers, avec ses comix underground, à populariser le sexe en bande dessinée.

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Robert Crumb

Mais à l’inverse de ce dernier (et, d’ailleurs, de la pornographie en général), Melinda Gebbie s’occupe avant tout des points de vue féminins. Le miroir omniprésent de Lost Girls, en reflétant les scènes masturbatoires d’Alice, est là pour nous le prouver.

Miroir

De femme à femme, la BD cartographie une Batcave chatoyante, style art-déco, où les hommes, s’ils ne sont pas complètement exclus, sont quand même en sacré décalage (voir le mari de Wendy qui, adulant les dessins industriels, ne cesse de critiquer la décoration Art nouveau de la demeure).

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Avec ça, Gebbie déploie l’histoire secrète des arts cachés et subversifs, celle de ces récits qu’on lisait sous le manteau. En témoignent certaines vignettes qui évoquent les imageries du Kama Sutra indien et ce, par exemple, jusque dans les ornements du miroir d’Alice qui rappellent un peu les enluminures des illustrations de l’ouvrage.

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Kama Sutra indien

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De même, si elle partage son berceau avec Robert Crumb, Melinda Gebbie a aussi beaucoup à voir avec des gens comme Aubrey Beardsley ou Egon Schiele qu’elle cite et pastiche avec beaucoup d’allégresse. Ces gens qui, au même titre que les héroïnes de Lost Girls, furent eux aussi soumis à la controverse – comme si retracer l’histoire de la plénitude sexuelle impliquait d’exposer en même temps les polémiques dont elle fut victime.

Aubrey Bearsdley

Aubrey Bearsdley…

... dans Lost Girls

… dans Lost Girls

Egon Schiele...

Egon Schiele…

Egon Schiele dans Lost Girls

… dans Lost Girls

D’où cet ultime tabou qu’aborde l’artiste en associant la pornographie à l’imaginaire de l’enfance. En effet, les mondes d’Oz et autres pays des merveilles sont ici revisités à travers les initiations sexuelles des héroïnes, les célèbres motifs des oeuvres projetant des fantasmes de jeunesse moins avouables.

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En racontant l’histoire de l’imagerie érotique, Gebbie détourne du même coup le style d’illustrateurs pour enfants comme Rackham ou Denslow, réutilisés ici au service des corps en surchauffe.

Alice par Rackham

Alice par Rackham

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Bucheron

Le Magicien d’Or par Denslow

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Mais la dessinatrice ne se contente pas de faire référence à ces artistes de jeunesse, elle adopte elle-même un style enfantin : en témoignent les couleurs vives des planches, l’usage du crayon de couleur et du pastel, mais aussi la fausse maladresse du trait, via ces visages et ces corps aux irrégularités outrancières.

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D’où, par ce choix, l’extrême vérité de cette pornographe en puissance, car l’inconstance de son graphisme restitue bien mieux la réalité d’une union sexuelle qu’un film X, en ce qu’elle échappe à la réalisation archi-maîtrisée des plans et des mouvements. En effet, le style de Gebbie traduit à merveille la gestuelle maladroite et spontanée des amants et évoque ainsi la vérité mise à nu de l’acte sexuel, bien plus convaincante, d’une certaine manière, que dans les films porno.

Si bien que ce trait protéiforme, entre théâtre d’ombre et métaphore florale, tient finalement moins du pornographique que de l’art brut. En effet, ce genre, baptisé par Dubuffet, renvoie de manière inhérente à la non-maîtrise esthétique des artistes marginaux tels que les fous, les primitifs ou… les enfants : « Nous entendons par là des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistique, dans lesquels (…) le mimétisme, contrairement à ce qui se passe chez les intellectuels, ait peu ou pas de part, de sorte que leurs auteurs y tirent tout (sujets, choix des matériaux mis en œuvre, moyens de transposition, rythmes, façons d’écriture, etc.) de leur propre fond et non pas des poncifs de l’art classique ou de l’art à la mode » (Dubuffet, 1949).

Autoportrait de Dubuffet

Autoportrait de Dubuffet

Art brut, spontané, en deça des codes traditionnels, que l’on retrouve finalement dans les irrégularités de Gebbie… et dans ces trois femmes de Lost Girls qui, hors de leur société très codifiée, refusent de se soumettre aux conventions des hommes et, plus largement, des institutions classiques et bourgeoises.

Le mari y symbolise en effet une norme et une réalité qui, à l’approche de la 1ère guerre mondiale, balaient sur son passage liberté et épanouissement. Aussi, l’hôtel dans lequel séjournent les héroïnes, parmi ses fleurs et ses décors bucoliques, semble incarner les deux faces d’une même pièce : tantôt scène bordélique de jouissance, hors du réel et idéal pour ces gens qui refusent de plier aux normes, tantôt asile pyschiatrique, lieu de villégiature art brut, seul refuge pour ces incompris que l’Histoire a laissés sur le bord de la route. Un peu comme les pays des merveilles d’Alice, de Wendy et de Dorothy qui, très fantaisistes et libérateurs, sont en même temps foncièrement tragiques puisque purement imaginaires. Si bien qu’au moment de refermer Lost Girls, le lecteur lui-même sera rattrapé par la réalité, l’intrigue se terminant sur le début de ce conflit qui fut l’un des plus meurtriers du 20e siècle. Et qui rappelle aussi que l’Histoire a toujours raison de l’histoire. C’est pourquoi Melinda Gebbie, via la naïveté de son style, est porteuse d’une certaine vérité sur la pornographie : si finalement, en étant faussement subversive (après tout, la sexualité est affaire de tous), elle n’était pas en fait symbolique d’une forme d’innocence qui s’opposerait à une rigidité historique et/ou bourgeoise?

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Une question qu’on retrouve un peu dans les autres comics de Gebbie. Car Lost Girls, en engageant à relire les oeuvres qu’elle détourne, invite aussi à reconsidérer le parcours de cette artiste. C’est pourquoi on associerait bien la destinée de ces filles perdues aux aventures d’une super-héroïne dont Gebbie s’est occupée le temps de quelques pages.

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Suprema, soeur adoptive de Supreme, affiche une naïveté intrinsèque. Transfuge de la potiche Supergirl, elle porte en elle quelque chose de peu crédible, exemple typique de la manière dont les femmes furent longtemps traitées chez les super-héros. D’ailleurs, à l’occasion de la parution en France du 2nd tome de Supreme, Delcourt a eu l’intelligence de mettre en perspective une aventure de cette héroïne illustrée tour à tour par Melinda Gebbie et J.Morrigan. L’occasion de constater l’efficacité de son style naïf qui, pour le coup, sied bien au côté rétro et Silver Age de ce duel de justicières vidée de son essence masculine. Un trait qui amortit les coups, rend les courbes plus irrégulières et laisse entrevoir la sensualité des mouvements, déconstruisant par là la plastique très codifiée qu’on voit habituellement dans le genre (voir par exemple comment les plis de la jupette de Suprema servent de métaphore florale ou l’ambiguïté de certaines positions, faussement outrancières). Comme si, en marge d’un style plus académique, Melinda Gebbie se détournait finalement du lectorat adolescent pour rendre la sensualité plus subtile, loin de la pornographie archi-masculinisée telle qu’on la conçoit aujourd’hui. Comme si, ayant fait ses armes dans le fantasme des contes féminins, elle nous racontait pour ces quelques vignettes ce qu’aurait donné l’histoire du genre superhéroïque si elle avait été racontée par des femmes.

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Une histoire faite d’héroïnes innocentes faussement prudes. Une histoire qui dissocie (enfin) l’érotisme et le désenchantement. Qui, au final, sort d’une certaine morale judéo-chrétienne pour rappeler que sexualité n’est pas synonyme de péché. Cette histoire, malheureusement, n’existe pas dans les comics ou, du moins, elle reste à faire. Cela dit, elle fut écrite ailleurs, dans des films et des séries TV où les jeunes filles, loin des cheminements habituels, réaffirment leur innocence en s’adonnant aux plaisirs charnels. Exemple avec la douceur éphémère de Mulholland Drive (David Lynch) et de True Blood (Alan Ball).

6 réponses à “Bande dessinée et pornographie : la vérité de Melinda Gebbie

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