Les X-Men : une histoire de lutte sociale

Article précédemment paru sur le site Carbone.ink en juin 2019 (donc avant le run de Jonathan Hickman sur lequel il y a tant à dire…)

Figure de proue de la communauté mutante de l’univers Marvel, les X-Men n’ont cessé, au fil de leurs aventures, de questionner les notions de lutte sociale et de militantisme. Retour sur l’évolution de cette équipe qui, plus que jamais, interroge la place des minorités au sein de la société américaine, entre rejet de l’autre et peur de soi-même.

Les mutants : une communauté à part dans l’univers Marvel

Dans la cosmologie Marvel, les X-Men, apparus dans les comics en 1963, ont toujours occupé une place à part. À l’inverse des super-héros traditionnels, les « mutants » sont dès leur naissance porteurs d’un gène spécifique qui leur procure à l’adolescence des facultés surnaturelles. S’ils ne sont au départ qu’une dizaine (l’équipe des X-Men de l’Institut Charles Xavier et la Confrérie des Mauvais Mutants dirigée par Magneto), ils deviennent de plus en plus nombreux au fil des années, jusqu’à  constituer un microcosme presque autonome au sein de l’univers Marvel. Car en parallèle des aventures de Captain America ou de Spider-Man, les X-Men sont confrontés à un défi alors inédit : la défense des droits des mutants dans une société qui les perçoit comme une menace potentielle. Considérés comme une dégénérescence ou bien, à l’inverse, comme la prochaine étape de l’évolution de l’espèce humaine (le fameux « homo superior »), les mutants correspondent aujourd’hui à une large frange de la population. Représentée dans une importante variété de comics tels que X-Men, X-Factor ou encore Excalibur, cette communauté incarne ainsi une véritable fiction-chorale ayant pour objectif de questionner l’évolution au sens large et ses effets sur l’individu et la société.

La cause pacifiste des X-Men – The  X-Men n°1, Stan Lee, Jack Kirby, Marvel Comics, 1963

Tantôt sublime, tantôt difforme, le mutant reprend à son compte l’étymologie originelle du terme monstre : il est celui qu’on montre du doigt, celui qui s’écarte de la norme et, ce faisant, interroge notre rapport à l’altérité. Aussi n’est-ce pas un hasard si son cas est examiné à l’aune de la société dans laquelle il prend place, les pouvoirs des héros s’apparentant dès 1963 à des malformations qui touchent, avec force ironie, au paradoxe de leur condition. Ainsi, à ses débuts, le Fauve est plus proche d’un homme préhistorique que de l’image qu’on pourrait se faire d’un « homo superior ». De même, Angel a beau avoir un aspect religieusement sublime, il est contraint de cacher ses ailes angéliques au risque de provoquer des émeutes. Avec le temps, ces difformités ont pris un tournant de plus en plus outrancier : Diablo, par exemple, a l’aspect monstrueux du diable, tandis que Ernst est une petite fille piégée dans le corps frêle d’une vieille dame.

Le superpouvoir, chez les mutants, reflète donc le fardeau d’un corps qui échappe au contrôle de l’individu. Un rapport étroit avec le handicap y est tissé, et ce dès la première bande dessinée des X-Men qui s’ouvre sur la solitude d’un Charles Xavier en chaise roulante. Sa paralysie évoque en effet la situation de ses jeunes émules, notamment Cyclope qui, contraint de porter des lunettes spéciales pour contrôler son pouvoir, a l’apparence d’un individu frappé de cécité. Créés par Stan Lee et Jack Kirby, les X-Men sont ainsi symboliques du renouvellement de la figure superhéroïque auquel s’adonnèrent ces auteurs dans les années 60. Comme avec Spider-Man ou Hulk, les justiciers ne sont plus alors forcément perçus comme des figures triomphantes, leur condition pouvant s’assimiler à une forme de malédiction.

La condition mutante : pouvoir ou handicap ? – The X-Men n°14, Stan Lee, Jack Kirby, Marvel Comics, 1965

Mais ce qui distingue véritablement les mutants des super-héros traditionnels est bien la motivation de leur combat. Alors que Batman ou Superman ont pour vocation de résorber le crime, la cause des X-Men est ancrée dans un contexte sociologique beaucoup plus précis, l’équipe se consacrant à défendre les droits des mutants et à pacifier leurs rapports avec le reste de la population. Leur lutte relève donc davantage du militantisme puisque leur priorité est de défendre les intérêts d’une communauté. De la sorte, l’humanité qu’il s’agit généralement de défendre dans les comics est devenue chez les X-Men un oppresseur potentiel, symbolisé par des politiciens fermement décidés à combattre cette nouvelle espèce.

 À ce combat se rajoutent les agissements de certains qui, comme Magneto, sont persuadés que les mutants sont destinés à dominer l’humanité. Du résistant au terroriste, la manière de défendre la cause est donc large et prendra de plus en plus d’épaisseur avec les années, jusqu’à faire de cette espèce le reflet d’une véritable minorité à défendre et dont l’évolution est traversée par les différentes luttes sociales qui ont émaillé l’Histoire des États-Unis.

Les X-Men dans l’Histoire

La création des X-Men s’inscrivant dans un contexte fort de revendication sociale aux États-Unis, l’oppression que subissent les mutants trouve de nombreux échos avec l’actualité du pays. En effet, dans les années 60, différents mouvements contestataires s’entremêlent, telles la lutte pour les droits des Afro-américains ou les manifestations contre la guerre du Vietnam. Ces derniers émanent notamment des étudiants, devenus le nouveau cœur de cible de Marvel. Ce n’est donc pas un hasard si la première mouture des X-Men se compose essentiellement de jeunes individus en prise avec la naissance de leurs pouvoirs. La condition mutante s’avère en effet être un reflet idéal de l’adolescence, tout particulièrement en ce qu’elle met l’accent sur les transformations presque pubertaires du corps des héros. Les X-Men, plus proches du freak que du super-héros invulnérable, incarnent ainsi les différentes jeunesses protestataires qui se sont succédé au fil des décennies : dans les années 80, l’apparence de Tornade s’inspire par exemple de l’esthétique punk, tandis que, dans les années 2000, le scénariste Grant Morrison crée bon nombre de jeunes mutants en rébellion contre la génération précédente.

Les mutants : reflet des différentes jeunesses américaines – New X-Men n°135, Grant Morrison, Frank Quitely, Marvel Comics, 2003

Plus que jamais, les mutants se situent hors des normes (physiques, tout d’abord, mais aussi sociales), les auteurs s’inspirant toujours davantage des discours contestataires à l’encontre de la doxa américaine pour questionner leur condition. La pensée dominante s’y fait oppressive, symbolisée notamment par la figure des Sentinelles, robots géants inventés par les humains pour contrôler les mutants. Apparues dans les comics en 1965, ces forces armées permettent d’associer littéralement la persécution des X-Men à une chasse aux sorcières qui évoque avec force évidence le maccarthysme des années 50. Les héros eux-mêmes seront accusés de communisme et ce, dès leurs origines. Du phénomène de foire originel, ces derniers deviennent ainsi rapidement des monstres idéologiques.

Dans cette perspective, il n’est pas étonnant que les mutants reflètent tout particulièrement les luttes des minorités pour leurs droits civiques. Ainsi, les premiers mutants sont apparus la même année que la marche qui eut lieu à Washington en faveur de l’égalité des Noirs et des Blancs. L’assimilation des mutants à la communauté afro-américaine y était donc esquissée dès le lancement de la série, à tel point que de nombreux articles associent la rivalité de Charles Xavier et Magneto au combat idéologique du pacifique Martin Luther King au plus radical Malcolm X. Pourtant, à cette période, la métaphore reste implicite, la première équipe des X-Men étant uniquement composée de Blancs.

La marche de Washington en faveur de l’égalité des droits – 1963

Il faut attendre 1975 pour que le discours devienne plus frontal, lorsque les scénaristes Len Wein et Chris Claremont relancent la série en y ajoutant des personnages aux origines multiples, tels le russe Colossus ou Tornade, originaire du Kenya. Le combat militant de ces héros tout à la fois mutants et étrangers se dédouble alors et ne se limite plus à la seule métaphore. Avec ce renouvellement, Chris Claremont a en effet ouvert la voie à une tendance narrative qui n’a cessé, par la suite, de prendre de l’ampleur. Ainsi, comme l’explique Grant Morrison dans son essai Supergods, « les mutants X-Men pouvaient être des adolescents, des homos, des Noirs et des Irlandais. Ils pouvaient représenter n’importe quelle minorité, mettre en scène les sentiments de tous les outsiders […]. » Sous la houlette de Claremont, même la croisade censément maléfique de Magneto contre les humains prend un nouveau visage : celui-ci n’est plus seulement un criminel clownesque aux couleurs bariolées, il devient un ancien déporté des camps de concentration, apportant alors un nouvel éclairage sur ses motivations.

Le renouvellement des X-Men en 1975 : vers une diversification de l’équipe – Giant-Size X-Men n°1, Chris Claremont, Len Wein, Dave Cockrum, Marvel Comics, 1975

Dans les années 90, la reconnaissance des mutants prend progressivement la forme d’un vaste coming-out, alors que l’homosexualité se fait de plus en plus revendiquée dans la société. Les pouvoirs surnaturels dévoilent alors une nouvelle symbolique : ils sont ceux qu’on découvre à l’adolescence, qu’on cache ou qu’on arbore fièrement, qui conduisent au rejet de la famille, etc. De Charles Xavier avouant sa condition mutante aux médias jusqu’au jeune Iceberg d’Ultimate X-Men, exclu par ses parents, de nombreuses scènes évoquent alors le traitement de la condition homosexuelle. Cette métaphore se retrouve également dans la création, en 1993, du virus Legacy dont les symptômes (amaigrissement, peau marquée, etc.) rappellent ceux du SIDA. Son évolution dans les mœurs y suit un rythme identique : comme pour le SIDA, Legacy ne semble au départ que toucher les mutants (conduisant à une certaine indifférence du reste de la population), jusqu’à ce qu’on découvre qu’il contamine également les humains.

Le virus Legacy, reflet du SIDA – The Uncanny X-Men Annual n°17, Scott Lobdell, Jason Pearson, Marvel Comics, 1993

Au fil des décennies, les auteurs ont donc inscrit les X-Men dans l’Histoire contemporaine des États-Unis en en faisant les porte-paroles de nombreux discours protestataires, chacun prenant sa source dans l’actualité immédiate du pays. La lutte sociale des mutants a donc fortement à voir avec une contre-culture d’inspiration tout à la fois beatnik, hippie et punk, servant à dénoncer une certaine norme américaine. Ce faisant, les séries X-Men ne se contentent pas de mettre en scène des militants, elles font également acte de militantisme, visant à plus de reconnaissance pour les minorités qu’elles reflètent, à l’image de la diversification de l’équipe en 1975. De même, c’est sous leur égide qu’on assistera, en 2012, à l’un des rares mariages homosexuels représentés dans les comics de super-héros.

Figures contemporaines du militantisme

Pourtant, au-delà même de la question des luttes civiques, les X-Men ont pris aujourd’hui un nouveau visage. Les années 2000 ont en effet opéré un tournant dans la communauté mutante, marquée tour à tour par la mort de Jean Grey, avalée par le pouvoir incontrôlable du Phoenix, et par l’assassinat du mentor pacifiste Charles Xavier. Ces deux événements ayant définitivement clivé la communauté mutante, ils ont conduit à un discours plus complexe sur les formes d’expression du militantisme. Si le monde des X-Men était jusqu’à présent dominé par deux grandes figures (l’idéaliste Charles Xavier et le terroriste Magneto), il offre désormais un vaste panorama d’attitudes et d’idéologies sous-tendues par la cause originelle que défendent les héros. Du révolutionnaire à l’utopiste en passant par le martyr, le radicalisé ou encore le résistant, la communauté mutante se décline désormais en différentes figures qui donnent à voir une relecture du monde et de ses problématiques contemporaines. Ces postures idéologiques y sont d’autant plus troubles que les mutants, par la nature parfois incontrôlable de leurs pouvoirs, peuvent être réellement dangereux, comme le montre le cas du Phoenix.

Questionnant dès son origine la peur de l’autre, les titres X-Men donnent aujourd’hui toute son importance à la peur de soi, dans sa manière d’attaquer de l’intérieur la pureté des idéaux et d’interroger ainsi la nécessité, pour un activiste, de se salir les mains. Sur ce point, l’évolution récente de Cyclope est particulièrement révélatrice : ancien chef taciturne des X-Men, le héros a pris la tête d’une croisade pour imposer par la force les droits des mutants, s’opposant en cela au pacifisme des autres membres de l’équipe. En adoptant une telle posture révolutionnaire, ce personnage en particulier permet d’interroger la question de la radicalisation en mettant l’accent sur les limites parfois troubles qui séparent terrorisme et résistance. Il témoigne ainsi d’un militantisme contemporain qui converge vers des positions de plus en plus extrêmes, conduisant certains, comme lui, à changer de camp, ou bien à fonder des sociétés exclusivement mutantes, telles Genosha ou Utopia.

Cyclope : du chef taciturne au révolutionnaire – Uncanny X-Men n°2 (couverture alternative), Brian Bendis, Frazer Irving, Marvel Comics, 2013

Dans ce contexte de plus en plus trouble et face à un monde de moins en moins proche de leurs idéaux, quelle place reste-t-il pour les X-Men et leur pacifisme originel ? C’est tout l’enjeu que va poser le scénariste Brian Bendis en reprenant en 2013 les titres liés à l’univers mutant. Il y traite du thème du militantisme de manière frontale, notamment dans la série All New X-Men, dans laquelle les X-Men, face à la radicalisation de Cyclope, décident d’amener dans le présent les membres fondateurs de leur équipe, tout droit sortis des années 60, pour le ramener à la raison. L’occasion pour ces adolescents du passé de constater leur propre évolution au fil des années : la jeune Jean Grey découvre ainsi qu’elle a fini par succomber tandis que le Cyclope des sixties prend la mesure de son progressif avilissement. Les jeunes héros, encore plein d’espoir concernant la cause qu’ils défendent, assistent ainsi au témoignage de l’échec désormais assuré de leur mission initiale. La série possède en cela des résonances avec la tragédie antique, les X-Men étant ici confrontés à un ennemi imbattable : l’inéluctabilité du temps.

À cela s’ajoute l’idée particulièrement novatrice de la série : contrairement à un voyage temporel traditionnel, ce n’est pas le passé qui change ici le présent, mais bien le présent qui modifie les X-Men du passé, ceux-ci prenant acte de leur mûrissement soudain. En se révélant à eux-mêmes, les jeunes héros permettent alors de réévaluer les enjeux du pacifisme dans notre présent, jusqu’à parfois légitimer les dérives des mutants actuels. Ainsi par exemple, Angel, l’un de ces voyageurs temporels, finira par rejoindre la lutte de Cyclope, questionnant ainsi les racines de la radicalisation, entre réelle conviction et manipulation.

Ainsi fait, les titres X-Men, au-delà des minorités qu’ils représentent, prennent aujourd’hui acte de la longévité de la cause mutante, ce qui leur permet d’interroger les effets du militantisme sur le long terme : comment celui-ci évolue-t-il avec le temps ? La motivation peut-elle être toujours la même après toutes ces décennies ? Et, pour finir, cette lutte a-t-elle laissé les héros intacts ? Ces questions viennent ainsi nous rappeler que les mutants, plutôt que d’incarner l’image de l’homme futur, n’ont cessé, dès leurs origines, d’interroger les paradoxes d’un présent en constante évolution. De par la diversité des regards que portent les personnages sur leur cause, c’est donc bel et bien la société en perpétuel débat avec elle-même qui constitue l’héroïne de cette fresque vieille aujourd’hui de presque 60 ans.

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